La Position Du Guetteur

Un processus de création pour un théâtre relationnel

S’arrêter sur un évènement, une question, une problématique, à chaque fois situés dans un contexte − espace social, culturel, politique, géographique, historique, économique… Partir à la rencontre d’un territoire, de ses acteurs. Constituer un corpus. Créer à partir de ce corpus. La démarche de travail du metteur en scène Ricardo Lopez Muñoz, commence alors par la collecte de matériaux documentaires. Ces matériaux se construisent à partir de la rencontre de personnes et sont constitués de récits de vie, d’entretiens, de vidéos, de photos, d’extraits de presse, etc., avec l’objectif de créer un spectacle autour d’un sujet, d’une intention, d’une problématique ou d’un évènement1.

Concernant les récits de vie, il ne s’agit pas d’un simple recueil de la parole d’acteurs − acteurs au sens sociologique du terme − mais avant tout de réaliser des rencontres. C’est prendre le temps de découvrir des personnes, le lieu où elles vivent − si elles souhaitent montrer là où elles vivent − c’est rendre compte, pas uniquement par le récit, mais aussi par des matériaux qui peuvent être de différentes natures : objets, images, sons, photos, etc. qui sont autant d’indices de parcours de vie et du regard posé de là où en sont ces acteurs. Par le récit, les objets, les lieux, etc., s’élabore ou se manifeste, l’identité de la personne. La mise en intrigue des évènements donne à son histoire personnelle un sens, une cohésion, une signification. C’est par le récit que le narrateur construit son histoire. C’est-à-dire une histoire, parmi d’autres possibles, parmi d’autres mises en ordre possibles. Il y a toujours un choix, conscient ou inconscient, un travail subjectif, des évènements qui composent le récit, qui ouvrent à la présentation de soi, de son histoire. Par sa mise en intrigue, il révèle des aspects discontinus et disparates de l’histoire de la personne. En ce sens, se raconter est un acte, une mise en action, rejoignant là le fondement du théâtre, un art en action2. Rejoignant aussi la part assumée de subjectivité propre au théâtre. Il ouvre sur des dimensions de fiction de soi, se nourrit d’imaginaire…

Le récit nécessite donc cet évident préalable : la rencontre. « Rencontrer les gens », c’est se mettre dans un rapport ouvert avec eux, c’est accueillir leur discours et leurs représentations, en se dépouillant de son propre jugement. Il ne s’agit pas d’arriver avec un questionnaire ou une grille d’entretien. Il ne s’agit pas d’une démarche d’enquête sociologique ou journalistique, alors même que le rapport au langage est susceptible de créer de la distance3. La personne rencontrée peut parler de façon à correspondre à l’attente supposée de celui qui semble « enquêter », ou au contraire de façon à ne pas correspondre à son attente supposée. En ce sens, il importe que la rencontre et le récit de vie qui s’ensuit, ne s’appuient pas que sur la seule parole, en tant que signifié. A l’instar de la démarche compréhensive en sociologie, la rencontre/le terrain ne vise pas à vérifier une problématique préétablie mais souhaite être le point de départ d’une démarche compréhensive, visant non pas à l’élaboration d’une théorie, mais à faire acte de création artistique. Dans ce sens, la rencontre peut tout aussi bien s’ouvrir par une photo, une poésie, une chanson, qui permettent d’échanger, de parler de l’histoire de la personne, d’un contexte particulier4.

Une rencontre comporte toujours une part de mystère, on ignore ce qu’elle va être, le degré d’implication de chacun. Un individu peut avoir envie de parler à partir de photos, parce que tout à coup, il éprouvera l’envie d’ouvrir un tiroir, de sortir des photos et de se raconter à partir de là. Et cela peut devenir un aspect du matériau. En ce sens, « rencontrer les gens », c’est tenter de s’approcher de la conception philosophique d’E. Levinas, d’une éthique de la relation5. C’est au travers de la rencontre de l’Autre et de cette expérience de l’altérité, que ce théâtre-ci veut prendre forme. Et c’est à partir de ces rencontres, que la création prend forme.

Car l’objectif du travail est bien de créer un spectacle. Advient un moment où le matériau recueillit arrive à un effet de saturation. Discours qui s’agrègent. Comme autant de fragments qui s’accumulent. De cette expérience avec les personnes rencontrées, celles qui le désirent, peuvent participer à la création. Elles y sont chaleureusement invitées. Dans un autre temps, il ne s’agit pas de reconstituer linéairement un récit de vie resitué dans un contexte, une problématique, mais de composer un regard, de procéder à une écriture scénographique à partir de l’élaboration du matériau recueilli. C’est au fur et à mesure des rencontres que Ricardo Lopez Muñoz élabore ce qui pourrait être une écriture de scène, un fil dramaturgique. Comment ce matériau se transforme-t-il en création ? La création se fait au fur et à mesure et peut prendre des formes différentes à tout moment. C’est comme une composition, une peinture, c’est de la matière, je vois des corps, des lieux, du temps, de l’espace, tout cela finit par construire en moi un scénario, une structure et je vais composer à partir de tous ces fragments. Il y a aussi une recherche d’esthétisme, une esthétique mise au service d’un projet. C’est un équilibre entre le jeu des images, du son, des corps. La poésie contribue à créer un monde. Elle est une source d’inspiration. Ce travail, c’est aussi une parole collective. C’est un processus qui se déroule en plusieurs étapes. Il y a une subjectivité revendiquée, celle du metteur en scène, celle des acteurs-habitants. Il ne s’agit pas d’un état des lieux, ni d’un travail documentaire ou de transmission du réel ou de la recherche d’une vérité. Acteurs non professionnels et artistes locaux s’engagent alors dans un chantier théâtral.

C’est-à-dire que l’équipe n’est pas constituée en amont, à partir d’un texte. Elle se forme au fur et à mesure de ces étapes de travail. Il y a une première étape qui est celle de la rencontre, des rencontres ; il y a une deuxième étape qui est celle de l’élaboration du scénario, et puis il y a une troisième étape qui est la mise en chantier pour la création finale. Ces trois étapes sont interpénétrées en permanence parce que, dans la première étape, peut commencer à s’élaborer le scenario et peut déjà se décider qu’il y aura certains éléments porteurs dans la création. Tout fait théâtre. Les vêtements des personnes, les couleurs, les ambiances, les formes, les odeurs, les espaces, etc., tout peut constituer des éléments pour composer cette forme. Il peut y avoir de la danse, il peut y avoir un film, pendant 10 mn peut défiler une vidéo, parce que peut-être qu’une personne qui est apparue passionnante dans son témoignage, mais qui ne veut pas monter sur scène, peut témoigner au travers de l’image… mais ça peut être aussi des paysages par ce qu’ils évoquent, une chanson, une musique, proposées par un participant. Ce n’est pas une histoire qui émerge, mais ce sont des histoires, des fragments d’histoire. L’habitant est maître de son propos, de sa proposition. Ce qu’on peut faire c’est l’accompagner, pour qu’il le mette en forme. C’est de là que se construit l’esthétique du processus. On ne travaille pas a priori, mais a posteriori, à partir du matériau apporté par les personnes. Ce théâtre-là casse la frontière entre le sujet et l’acteur, le personnage et l’acteur. Il n’y a pas de personnage, intrinsèquement.

Artistes − comédiens, danseurs, circassiens, etc. − habitants : à partir du moment où les gens sont sur scène, ils sont professionnels de leur projet. Mais les acteurs professionnels ont une position qui n’est pas celle, classique, de l’acteur, dans le sens d’interprète dramatique. Le positionnement de l’acteur, professionnel ou non, devient objet d’exploration artistique, par le corps, par la voix, par le chant, par la vidéo, par une expression d’action, traduction d’une pensée. Ce témoignage, ce récit, devient objet d’étude pour être traduit ; par le corps, est traduite une sensation véhiculée dans un récit… C’est créer une esthétique et une poétique de travail où le corps de l’acteur est engagé, c’est sortir du témoignage par une transfiguration. C’est une position avec un engagement particulier, parce qu’eux-mêmes − acteurs, artistes − deviennent aussi des porteurs de ce projet, ils ne peuvent être des exécutants mais ils participent activement à son élaboration. Eux-mêmes ont un point de vue sur ce qui est en train de se fabriquer. Engager un acteur pour jouer un texte en étant déconnecté du processus, n’aurait pas de sens ici. Dans cette démarche, les acteurs/habitants s’approprient une part du matériau, prennent en charge une partie du spectacle. Et ce dont on rend compte, c’est bien du processus. La création, c’est le processus mis en forme. Là où on estime que c’est fini.

Il y a effectivement un moment où le laboratoire théâtral s’arrête, se fixe, où se décide que c’est cette étape-là qui devient l’objet à montrer. La création prend forme, prend une forme. C’est un geste à part entière qui est né d’un chantier. Une recherche, sans se fixer sur le résultat. Bien que : « Vous ne devez pas penser au résultat. Mais en même temps, en dernier ressort, vous ne pouvez ignorer le résultat, car objectivement, en art, le facteur décisif est le résultat. Dans ce sens, l’art est immoral. A raison celui qui a un résultat – et c’est là le paradoxe – il ne faut pas le chercher. Si vous le recherchez, vous bloquerez le processus naturel de création »6.

« A partir de la création, la représentation peut servir de réflexion, de débat, permettre de questionner une situation donnée sur un territoire. C’est aux spectateurs de s’en emparer. Ce processus de travail est sans a priori et la question empirique y est centrale. Composer, c’est mettre un bout au-dessus d’un autre, puis au-dessus d’un autre, en se posant à la fois la question rythmique, la question du sens, la question de l’image − et c’est peut-être un son qui va rendre compte d’une parole. La question de l’immersion est concomitante au projet : au fond, comment le théâtre se reconnecte-t-il avec son environnement local ? C’est-à-dire, ou l’on remplit les salles de gens qui viennent consommer – cela dit, sans jugement, il y a des théâtres – ou, dans un processus comme celui-là, on s’installe dans le tissu local, on rencontre des gens, ceux-ci participent à un projet, en parlent à leurs voisins, à leur entourage, et quand le spectacle rencontre le public, celui-ci se sent d’une manière ou d’une autre concerné. C’est cette mise en pensée, à cet endroit, qui m’intéresse. C’est un public qui ne vient peut-être pas d’habitude au théâtre ou qui y vient parfois pour passer une bonne soirée. Là, un autre engagement se joue. Le spectateur peut y reconnaitre quelque chose de sa vie. Modestement, une émancipation du spectateur peut advenir, libre de voyager dans l’œuvre à partir de sa propre histoire – je ne fais pas en sorte que tout le monde rit en même temps, je ne fais pas en sorte que tout le monde pleure en même temps, je fais en sorte que chacun, dans ce à quoi il assistera, puisse reconnaître quelque chose de sa propre histoire. S’identifier, ou pas. Je crée un théâtre local, ouvert à la participation du public. Ce n’est pas une équipe qui arrive, qui débarque, qui met en œuvre « son » projet, pour une participation fictive ou accessoire des habitants. Le temps est essentiel, pour faire théâtre »7.

1 - Comme la question de la francophonie et de de la francophilie, à travers le fait migratoire à Winnipeg (Canada), celle de l’identité et du territoire, à travers l’exploitation des mines à ciel ouvert à Rouyn-Noranda (Canada), ou encore celle « de la jeunesse » en République française sur le continent sud-américain, à Kourou (Guyane)…

2 - « Le narrateur se met en scène dans des scénarios qui montrent comment il se positionne et comment il s’engage. En se racontant, il met aussi en scène une dramaturgie personnelle qui le présente en tant que héros glorieux d’une histoire dont il a surmonté les obstacles, ou en tant qu’homme blessé et déçu par les épreuves qu’il a traversées ». Orofiamma, 2008, p. 68-81. Il ne s’agit pas pour autant ici de construction d’une « identité narrative » (Ricoeur, 1990). Et peu importe aussi « l’illusion biographique » de ces récits (Bourdieu, 1986).

3 - « L’illusion du communisme linguistique (...) est l’illusion que tous participent au langage comme ils profitent du soleil, de l’air ou de l’eau (...). En fait, l’accès au langage légitime est tout à fait inégal et la compétence théoriquement universelle (...) est en réalité monopolisée par quelques-uns ». Bourdieu & Wacquant, (1992, p. 121).

4 - A Winnipeg, la rencontre s’est initiée au travers d’un site internet, créé spécifiquement pour le projet, afin de constituer une communauté de partage, où les personnes pouvaient déposer récits et matériaux autour de leur parcours migratoire ou de celui de leurs ascendants. Cf. site internet : lesallogenes.com

5 - « Le lien avec autrui ne se noue que comme responsabilité, que celle-ci, d’ailleurs, soit acceptée ou refusée, que l’on sache ou non comment l’assumer, que l’on puisse ou non faire quelque chose de concret pour autrui » ; « J’entends la responsabilité comme responsabilité pour autrui, donc comme responsabilité pour ce qui n’est pas mon fait, ou même ne me regarde pas (…) ». Levinas (1982, p. 91-93). Le point de vue philosophique de Levinas s’exprime à partir de l’expérience fondamentale de la vulnérabilité de l’autre et du sentiment de responsabilité qui en découle. C’est à travers cette expérience que se fait celle de l’altérité.

6 - Jerzy Grotowski, Vers un théâtre pauvre, Lausanne, L’Age d’Homme, 1971, p. 201.

7 - Propos de Ricardo Lopez Muñoz.